Le blog de C-Campus
Conceptrice de ressources pédagogiques

Rendre visibles les apprentissages tacites

A la suite d’un précédent article sur les 7 piliers pour un apprentissage réussi entre pairs ! , nous avons testé récemment l’approche structurée et outillée, proposée par la société WAP we are peers de Diane Lenne.

Inspirée par les travaux de L’École Mutuelle (Bell-Lancaster) en 1800, de connaissance tacite (Polanyi), les échanges réciproques de savoirs (Claire Héber-Suffrin), Diane travaille à la rédaction de son premier ouvrage, dédié aux outils de la pairagogie.

Nous en avons profité pour dialoguer avec elle sur l’intérêt pour les entreprises (et les salariés), d’utiliser le peer to peer learning, en complémentarité de modalités comme l’AFEST que les Directions L&D utilisent avec bénéfices ! L’idée est de démultiplier les occasions d’apprendre au travail. Nous avons aussi tenté de répondre à une question fréquente : Comment faire pour rendre visible l’invisible, expliciter le tacite et l’implicite, lorsqu’il s’agit d’apprentissages informels ? (Lire également notre article Comment blanchir la formation grise ? )

We are all peers – Toutes et tous pair(e)s ?

Henri Occre : Diane Lenne, pouvez-vous nous dire qui vous êtes, en quelques mots ?

Diane Lenne : Je dirige la société WAP – We are peers. Lors de mes études à l’EM Business School Lyon, je me suis rendu compte que j’apprenais beaucoup mais en dehors de la « classe » : associations, tiers-lieu d’apprentissages, fab-labs, etc. J’ai eu rapidement l’envie de créer un espace dans lequel mes camarades et moi pourrions partager et apprendre les uns des autres. L’école m’a suivie. C’était la première fois qu’un apprentissage entre pairs occasionnait des « crédits » (du point de vue éducatif). Je suis ensuite devenue intervenante – enseignante à l’EM Lyon. Puis j’ai donc fondé mon entreprise WAP, afin de proposer cette approche au plus grand nombre, notamment dans les entreprises, très friandes d’innovations en formation, en ce moment.

Pourquoi les apprentissages informels sont majeurs !

HO : Les résultats du baromètre L&D 2022-2023 de C-Campus (à paraître à la rentrée d’été 2023) montrent une forte appétence des directions L&D à la fois à développer les communautés d’apprentissage et la multimodalité. A l’origine, qu’est-ce qui vous a personnellement tant séduit dans l’approche “pairagogique” ?

DL :  L’énergie que crée l’apprentissage entre pairs. Cette énergie nourrit notre motivation intrinsèque à apprendre. En tant qu’adultes, nous passons, selon les travaux d’Allen Tough, en moyenne 10 heures par semaine à apprendre, souvent de manière inconsciente. Nous avons tous envie et besoin d’avancer, d’apprendre : que ce soit en famille, dans l’exercice de nos passions, dans des associations et au travail bien sûr. Cette énergie est là, on peut l’exploiter et la démultiplier en efficacité par des méthodes d’apprentissage entre pairs.

Never stop learning ! Toujours apprendre !

HO : Pour aller dans le même sens : T. Lavernhe et F-O. Corman, deux officiers français de la Marine Nationale (et auteurs) racontaient récemment à l’occasion d’une interview, que chez les personnels de la « Royale », 25% du temps est consacré aux apprentissages. Très probablement, ces apprentissages naissent aussi de rituels au travail, entre pairs. Il y a en tous cas un lien évident selon eux, entre la qualité des apprentissages et de la formation permanente du personnel et l’exécution de l’art militaire naval au 21ème siècle !

Pour encore mieux apprendre au travail, il faut juste sortir du modèle « tout académique » : celui de la formation en stock (notre stock de connaissances née en formation initiale ou en stages). Pour l’essentiel, nos apprentissages professionnels se réalisent en effet en flux, en continu, que ce soit en situations de travail ou en communautés. La question est : en quoi est-ce important de valoriser le « pair à pair » ?

DL : On n’a pas nécessairement besoin de « plus former » dans les entreprises. Il faut aussi valoriser et exploiter les apprentissages informels. En peer to peer, les gens se rendent compte qu’ils ont beaucoup plus de choses qu’ils ne pensent à transmettre et voient tous les avantages aussi, à apprendre des autres. Ceci avec moins d’efforts et parfois de meilleurs résultats qu’en formation formelle classique. Ils s’appuient en fait sur leur engagement naturel à apprendre ainsi : ils le font déjà, informellement, en discutant avec des collègues, clients, partenaires, etc. Pour les équipes L&D, l’apprentissage entre pairs amène aussi des bénéfices : démultiplier l’envie d’apprendre et valoriser (y compris en heures) ces apprentissages, auparavant tacites et invisibles.

HO : En parlant d’engagement à apprendre, selon La théorie de l’auto détermination, il existe en effet un besoin fondamental de relations sociales chez l’humain.  La pairagogie s’inspire fortement de ce constat : nous avons envie de partager et apprendre ensemble ! Simplement les espace-temps de partages n’existent pas toujours (ou ne sont pas facilités) dans toutes les entreprises. Comment concrètement passer du visible à l’invisible, de l’insu au su ?

Animer des communautés avec la pairagogie ?

DL : Effectivement, les apprentissages informels entre collègues existent partout. Ils sont efficaces quand ils se réalisent dans une « sécurité psychologique » : je peux me confier et partager mes questions et difficultés à mon alter ego car j’ai confiance ! La démarche de l’apprentissages entre pairs est la même : partager des conseils et des tips, sans tabou, sans filtres, en libérant la parole !

HO : Je me fais l’avocat du diable : si l’institution recrée des séances formelles entre pairs, on pourrait penser que ces derniers vont parfois tendre à s’auto-censurer (peur du jugement, crainte de remettre en cause des « consensus », etc.). Pour éviter cela, ce que je trouve intéressant dans l’approche WAP est que vous partez des communautés existantes (visibles ou invisibles, elles existent partout) et que vous créez un cadre à la fois facilitant et guidant qui sécurise et encourage à développer et approfondir ces échanges.

DL : Nous accompagnons ces communautés pour leur donner plus d’ampleur et un cadre d’efficacité. Nous faisons aussi en sorte que ces savoirs soient capitalisés par écrit. Chaque pair, à tour de rôle, va contribuer par ses prises de notes à cette capitalisation. D’une part, les participants sont acteurs à chaque moment, d’autre part, les participants sont amenés à développer leur écoute active et leur capacité de reformulation et de synthèse. La visibilité des apprentissages nait de cette démarche. Enfin le fait d’avoir un savoir validé par ses pairs, apporte à chacun une valorisation.

Quels pièges éviter ?

HO : Il existe selon moi deux pièges à éviter.

Le premier serait de limiter les communautés d’apprentissages aux communautés de métiers : celle des RH, celle des geeks, celle des ingénieurs, etc. Il ne s’agit pas de limiter ses pairs à ses « proches ». Au contraire, il faut « dé-siloter », inviter dans sa communauté de pairs, des pairs d’autres « sphères » professionnelles que la sienne. Voire provenant d’autres organisations que la sienne. En multipliant les angles de vue, on apprend mieux et plus « complètement ».

Le second piège serait de considérer qu’on peut diriger et régenter les apprentissages, en animant les pairs sur des sujets ou des focus communiqués par les animateurs. Si tant est que ce soit possible, cela limiterait les possibilités de sortir du cadre (penser out of the box) ou la “sérendipité”, qui sont aussi des voies d’apprentissages !

Sortir de ses cercles habituels…

DL : Ce serait illusoire car les pairs recréeraient des rituels entre eux. Par ailleurs notre démarche ne consiste pas uniquement à animer des pairs au sein d’une même entité. Nous proposons de mixer les pairs de différentes communautés et nous pouvons organiser des formules « inter » qui créent encore plus d’émulations entre participants. In fine, par notre démarche il s’agit de les amener à s’animer entre eux !

Ainsi, nous pouvons atteindre un mélange optimal de créations de connexions (bonding) et de passerelles (bridging) entre les gens. Le bonding consiste à approfondir des connexions au sein d’un cercle existant. Le bridging consiste à créer de nouvelles relations au-delà des cercles. (Collaboration and Creativity: The Small World Problem – Brian Uzzi and Jarrett Spiro)

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La sagesse des foules…

Ce mélange a été popularisé sous le terme de “réseau du petit monde” (e pluribus unum) et permet d’atteindre la “sagesse des foules” comme décrit par le journaliste James Surowiecki. Selon lui, la sagesse des foules est possible, lorsque ces foules comportent à la fois suffisamment de la diversité et de l’indépendance de pensée (des points de vue originaux)

HO : Oui et le concept « du 10ème homme/ femme » est également vertueux : dans une discussion entre pairs, l’un des participants, la 10ème femme ou le 10ème homme, doit jouer la contradiction et remettre en question les réflexions et décisions des pairs. Comme dit la maxime : « quand tout le monde pense la même chose, personne ne pense ! ».  La dynamique pairagogique que vous créez et accélérez chez WAP, consiste au fond à rendre « rituelle » et « culturelle » cette manière d’apprendre ensemble, au-delà des séances « organisées ».

DL : Lorsque les pairs sont mûrs, nous constatons en effet qu’ils créent eux-mêmes d’autres formats d’échanges, que des « référents » constituent des espaces de partage et d’entraide entre communautés, etc. Autre signal fort de cette « maturité » de l’organisation : des pairs qui organisent des « vis ma vie » entre eux, qui s’invitent mutuellement dans leurs réunions d’équipes respectives ou encore qui travaillent en binômes, au-delà des sessions.

On observe aussi que celles et ceux qui s’impliquent dans l’animation de la communauté de pairs, évoluent rapidement dans leur carrière, dans des postes de management

HO : Revenons à ce que vous proposez concrètement : vous faites également en sorte durant vos « séances », que la médiatisation et l’écrit ne ralentissent pas les échanges et apprentissages entre pairs.

DL : En effet, un seul pair à tour de rôle écrit, les autres discutent.
Cette production formelle de « savoirs », l’intention et le cadre pédagogique que l’on crée au départ, garantie tout le long de l’expérience, ainsi que les apports méthodologiques font que les L&D peuvent assimiler ces temps de pairs à pairs  à une « formation ».

Produire ensemble une montée en compétences

HO : la pairagogie va dans le même sens que autres formes d’apprentissages au travail, comme le co-développement ou l’AFEST. L’intention pédagogique, « on est là pour apprendre », est essentielle à rappeler. Évidemment ces apprentissages peuvent aussi améliorer la performance au travail. Les directions L&D y sont sensibles car tout budget dépensé doit se justifier et toute formation doit avoir son « modèle économique » avec d’un côté des coûts (ou investissement) et de l’autre des bénéfices (ou retour sur investissement). Nous l’avons constaté dans l’univers des centres d’appels par exemple, où l’AFEST intéresse surtout, parce que ses résultats concrets sur la performance des salariés, se constatent effectivement.

Quelle est justement la méthodologie proposée par WAP pour faire en sorte que les apprentissages entre pairs soient complémentaires par exemple de l’AFEST ?

We are peers et la multimodalité

DL : La multimodalité est en effet la solution. Par exemple proposer des AFEST plus des apprentissages entre pairs, va dans le sens de ce que souhaitent les directions L&D d’après le baromètre de C-Campus.

La complémentarité se joue au niveau du partage d’expériences des pairs, qui procèdent d’une forme de réflexivité collective. Elle est, on le constate tous les jours, un facteur d’accélération d’apprentissages pour chacun et également de capitalisation des apprentissages de chacun. A l’issue d’une séance entre pairs, on va souvent vouloir essayer de pratiquer ce qu’on a appris d’un pair, car celui-ci ne s’est pas contenté de partager son expérience, il nous a décrit sa méthode, ses trucs et astuces, les conditions de succès, les limites, etc. Nous avons pris le temps avec les autres de formuler comment on compte transposer les apprentissages prioritaires, tirés du partage.

HO : En effet, on peut créer ainsi des boucles de rétroactions positives en alternant des temps de mise en pratique (situations apprenantes) et de réflexivité individuelle (AFEST) puis des moments de partages et d’enrichissement entre pairs (Pairagogie et social learning) et enfin, de retour sur le terrain, le « copier -améliorer » d’une pratique captée chez un pair ! (Nouvelle AFEST). Comme vous le dites, cette combinaison crée une « énergie » qui donne « envie de franchir des montagnes ». Pour conclure, car le thème est d’actualité : demain une intelligence artificielle aidera certainement les pairs à réfléchir !

DL : Oui à condition qu’elle aide, comme tout outil, à accélérer les apprentissages. Au lieu d’une séance de 3 heures, on va gagner du temps et passer à 1h30 ou 2 heures d’animation, sans compter l’économie du temps de compte rendu (qui peut prendre plusieurs heures et beaucoup de charge mentale à rédiger).
L’IA permettra par exemple de réaliser des synthèses de plusieurs sous-groupes en simultané. Mais il faut que les pairs pratiquent un esprit critique : vérifier que la synthèse produite par l’IA correspond bien à l’esprit et au fond des échanges entre eux. Et donc savoir « challenger » l’IA.

HO : Une des grandes compétences de demain sera la capacité des apprenants à questionner en profondeur l’IA. Tout comme ils doivent apprendre à se questionner eux-mêmes, ainsi que leurs pratiques professionnelles, grâce à la réflexivité  !

L’apprentissage entre pairs va dans le même sens que les méthodes visant à développer « l’apprentissage par le faire », notamment l’AFEST ou la formation-action. Alors que beaucoup de responsables L&D réfléchissent au développement pratique du concept de l’organisation apprenante  nous ne pouvons que les encourager à se lancer dans ces modalités !

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