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La formation professionnelle peut-elle devenir « anti-fragile » ?

A l’occasion de la crise Covid-19, on a constaté que la formation présentielle, déjà compliquée à organiser du fait de l’évolution des modes de travail, était perturbée ou empêchée par la distancialisation physique (confinements, couvre-feux et autres restrictions de circulation et d’accès). La formation digitale, après une longue période de croissance lente, ressort quant à elle renforcée de la crise sanitaire. Nous proposons aujourd’hui une réflexion (nous l’espérons) originale : notre système de formation professionnelle peut-il devenir davantage « anti-fragile » ?

Le concept d’anti-fragilité a été développé par Nassim Nicholas Taleb, un penseur et écrivain américano-libanais  au parcours  atypique. Pour ceux qui ne le connaissent pas, N.N. Taleb a notamment anticipé la crise bancaire 2008, dite des Subprimes, dans un ouvrage de 2007. Dans cet article, nous abordons une réflexion sur la fragilité – antifragilité de nos systèmes de formation professionnelle inspirée de ses travaux.

Qui est Taleb et pourquoi est-il obsédé par le chaos et les cygnes noirs ?

Nassim Nicholas Taleb a connu une carrière éclectique, essentiellement aux USA, (il est aussi francophone…) notamment comme statisticien et spécialiste en épistémologie des probabilités. Il a travaillé dans le secteur financier et y a développé une aversion aux algorithmes utilisés. Ils sont incapables selon lui, de tenir compte d’événements imprévisibles, rares mais aux effets considérables (et parfois désastreux pour certains systèmes) qu’il nomme “cygnes noirs”. Actuellement professeur à l’Institut polytechnique de l’Université de New York, il a publié plusieurs livres à succès. Il est intellectuellement proche du mathématicien découvreur des fractales, Benoit Mandelbrot et du psychologue Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie 2002). Ce dernier est lui-même un intellectuel original et sa théorie sur les deux systèmes et « vitesses » de pensée de notre cerveau, dans son livre Thinking, Fast and Slow est captivante.

Qu’est-ce que le concept d’anti-fragile selon Taleb ?

N.N. Taleb a développé avec moults illustrations et une bonne dose d’humour, le concept “d’anti-fragile”. Il le décrit dans un ouvrage best-seller éponyme. L’antifragilité selon lui n’est pas à confondre avec :

  • La robustesse, c’est-à-dire la capacité d’un système à encaisser ou résister à un choc
  • La résilience, c’est-à-dire la capacité à reprendre son état initial après un choc

Robuste et résilient ne sont pas le contraire de fragile pour N. N. Taleb . Selon lui l’anti-fragile est le symétrique, l’exact opposé du « fragile » (= qui peut casser sous un choc). A ce stade de la lecture, accrochez-vous, car c’est ici que cela devient intéressant. Anti-fragile renvoie par exemple :

  • à la sélection naturelle dans l’évolution des espèces,
  • à notre système de défense immunitaire après une maladie,
  • à la manière avec laquelle les muscles de nos jambes se renforcent en étant « stressés » par l’effort d’une course intense,
  • et puis à… l’innovation, en réaction à des chocs ou coups durs !

En clair, selon N.N. Taleb certains « objets » (on pourrait dire « systèmes ») peuvent profiter des chocs : ils prospèrent et se développent face à la volatilité, au hasard, au désordre et au stress (non chronique). Ces systèmes “aiment” donc une dose d’aventure, une part de risque, un degré d’incertitude, un soupçon de chaos. Pour prendre une image chère à N.N. Taleb  : face au même souffle du vent, une bougie est fragile (elle s’éteint) alors qu’un incendie de forêt est anti-fragile (il adore le vent et s’en nourrit, sauf si vous faites appel à un pompier spécialisé qui va blaster l’incendie à l’aide de puissants explosifs).

Système de formation fragile ou anti-fragile, quelles caractéristiques ?

Les travaux et réflexions de N.N.Taleb sur l’anti-fragilité des systèmes nous éclairent dans nos propres travaux chez C-Campus (notamment ceux menés avec notre Comité Scientifique  sur l’évolution de la formation et Les nouveaux formateurs ). Rétrospectivement, on pourrait dire que la crise sanitaire a été un véritable “cygne noir” dans le Landerneau de la formation en 2020. En tous cas pour certains organismes de formation ou académies 100% présentiel qui n’avaient rien vu venir. Sans les aides de l’état, que seraient d’ailleurs devenus certains de ces “systèmes” de formation ?
Le tableau suivant synthétise notre interprétation de la fragilité – anti-fragilité d’un système de formation.

Présentiel – FAD – AFEST : Fragiles ou Anti Fragiles ?

Le présentiel : il est fragilisé par des cygnes noirs (type Covid 19). Il était déjà perturbé par les évolutions du monde du travail, et ce bien avant la crise sanitaire : télétravail, salariat précarisé ou multi-employeurs, travail nomade, RTT et 35 heures, etc.  Néanmoins il conserve toute sa valeur s’il se réinvente, comme nous l’expliquions dans cet article Télétravail : des effets systémiques sur la formation ou encore celui-ci.

La Formation à Distance (FAD ou Digital Learning) : elle est “robuste”. Elle résiste (contrairement au stage) aux choc des confinements et couvre-feux, à la distancialisation physique (ou aux perturbations de transports publics par ex. et à certains aléas climatiques ou météo). Elle permet la continuité pédagogique. Elle est accessible aux télé-travailleurs et travailleurs nomades, dès lors qu’ils disposent d’un équipement numérique hard et soft adéquat. En revanche, du fait de la fracture numérique et de la faible appétence de certains publics, elle n’est pas vraiment “anti-fragile”, dans l’acception de N.N.Taleb.

L’AFEST (action de formation en situation de travail) : par nature, elle ressemble à une approche anti-fragile de la formation. En effet par le mécanisme de la réflexivité, elle permet potentiellement à l’apprenant (et encore mieux à un collectif de travail) de grandir et renforcer ses compétences, à partir de l’analyse et des enseignements des erreurs et incidents, mais également (réflexivité amont) d’anticiper certaines variantes du futur proche.

Comme développer de l’anti-fragilité dans les formations en entreprises ?

Nous avons quelques idées d’approches anti-fragiles ou robustes chez C-Campus : développement de la multi-modalités et de la redondance pédagogique,  hybridation de la formation (interne/externe), AFEST collectives, formation gérée en flux et non en stock. Mais regardons de plus près…

Au niveau des individus : 4 principes anti-fragiles d’apprentissage

  1. Développer le droit à une certaine catégorie d’erreurs (non systémiques, non chroniques, ne présentant pas de risque de sécurité). Nelson Mandela disait ainsi : “je ne perds jamais : soit je gagne, soit j’apprends”. Cultiver ce droit à l’erreur pédagogique permet à l’apprenant de faire les choses sans certitude mais de progressivement mieux les faire et de développer un sentiment d’efficacité personnelle 
  2. Encourager l’apprenant à se lancer dans l’inconnu, le délicat, le difficile, le risqué, l’imprévisible, l’hasardeux, l’opaque. C’est moins confortable mais bien plus formateur, surtout quand l’apprenant bénéficie de l’appui d’un tuteur ou d’un accompagnateur !
  3. Favoriser le “modelage”, le “copier/améliorer” Ici notre article sur le concept pédagogique de modelage
  4. Décourager le conformisme (“on a toujours fait comme ça”) , le consensus mou (“tout le monde pense et fait comme ça”), l’auto-censure des pratiques innovantes (“ça ne marchera jamais”). Bref tout ce qui bride la pensée et l’action de l’apprenant et empêche aussi sa curiosité et in fine l’amélioration continue de ses capacités et compétences.

Au niveau des responsables de formation : 2 réflexions à entamer en 2022 ?

1. On peut mesurer la fragilité de son Plan de Développement des Compétences (par exemple : la fragilité des composantes de sa formation présentielle : budgets, bâtiments, salles de formation, formateurs, transports, hébergements,…) mais on ne peut pas prévoir la plupart des risques , par exemple  l’événement imprévisible qui pourrait lui causer tort : baisse soudaine des budgets de formation, disparition de la mutualisation des financements de formation pour les entreprises (C’est déjà le cas pour les ETI et grands groupes, heureusement des mesures compensatoires existent comme le FNE ou les conventions de relance). Sans parler d’autres cygnes noirs : énième rebond de crise sanitaire, crise énergétique ou d’approvisionnement, rupture de chaîne logistique, occasionnant à nouveau du chômage partiel, un arrêt d’activités du fait de pénuries de matière, une hausse de coûts de transport, etc. et donc la suspension ou le report de toute action de formation classique présentielle.

2. On peut passer d’un PDC fragile à un PDC anti-fragile :
– soit par une réduction de la fragilité (blended learning, redondance pédagogique…)
– soit par une mise à profit de l’anti-fragilité (au niveau du collectif de travail, introduire des méthodes anti-fragiles d’apprentissages in situ telles que : réflexivité d’équipe, résolution de problèmes en commun, anticipation d’incidents…)

Vous voulez réfléchir avec un consultant C-Campus à l’optimisation de votre plan de développement des compétences, à l’introduction du blended learning pour réduire la “fragilité”, au développement de l’équipe apprenante ?  contact@c-campus.fr

Au niveau de notre système de formation professionnelle : 2 questions de fond

  • En voulant tout maîtriser et contrôler (lois, réglementations, budget de la nation affecté à la formation professionnelle, certification, normalisation, contrôles…) pour parer le hasard et la volatilité, avons-nous aussi contribué à paradoxalement fragiliser notre système de formation professionnelle ?
  • Pour paraphraser N.N.Taleb : l’enseignement adorerait l’ordre, l’innovation adorerait le désordre.
    Le système de formation professionnelle doit-il donc favoriser l’innovation (collectif/entreprise) ou la découverte (individus/apprenants) ? Faut-il procéder à ce que N.N.Tableb appelle un “bricolage” anti-fragile (au niveau du système) et encourager dans un monde VUCA ou VICA (Volatile, Incertain, Complexe, Ambigu), les salariés et demandeurs d’emploi à prendre des trajectoires non linéaires dans leur carrière (plutôt que de compter uniquement sur la formation formelle classique pour progresser) ? Vaste sujet qui sera certainement abordé par la nouvelle mandature lors de la future réforme de la formation…

 

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