Un artisan des métiers de bouche, un chirurgien, un chaudronnier ou encore un apprenti en lycée agricole pratiquent-ils plus ou moins la “réflexivité” qu’un étudiant en marketing digital, un consultant en stratégie ou un startupper ? Notre introduction est évidemment un peu provocatrice ! Ni les uns, ni les autres ne sont “meilleurs” dans l’analyse et la pratique réflexive. Intéressons-nous plutôt à des sujets plus intéressants : l’intelligence du geste et la réflexivité en action. Et voyons pourquoi la réflexivité devient indispensable face aux évolutions technologiques. Nous aborderons aussi 6 méthodes réflexives originales dans les “métiers de gestes” !
En France, le travail tertiaire est encore perçu comme plus complexe et intellectuel que le travail basé sur des “gestes”. Les “métiers de bureaux” (cadres, consultants, analystes, administratifs, fonctions-supports et aussi nous, les formateurs-formatrices…) sont associés à l’analyse réflexive poussée et à la prise de décisions rationnelles. Tandis que les métiers de santé, artistiques, industriels, techniques, agricoles et artisanaux, mobilisant de nombreux “gestes professionnels” seraient vus (à tort) comme “exécutifs”. Cette fausse opposition est contredite par les faits et repose sur un biais historique et culturel français aggravé par la dissociation artificielle entre théorie et pratique.
La maîtrise d’un geste implique une intense activité cérébrale et cognitive. Homo Sapiens l’est aussi devenu progressivement (sapiens…) grâce à la bipèdie, qui a libéré les membres antérieurs de la locomotion et permis, par la “coopération” entre le cerveau et la main, de façonner les premiers outils (pierre taillée), de fabriquer des artefacts (peaux de bêtes cousues en vêtements) et de couvrir de véritables oeuvres d’art, les parois de la grotte de Lascaux. Sans remonter aux paléo-anthropologues, on peut citer les travaux du sociologue du travail P.M. Menger soulignant que le travail manuel, par exemple, s’appuie sur l’innovation, l’adaptation et la créativité.
L’intelligence du geste et la “réflexivité en action”…
Menger n’est pas le seul à avoir montré que les métiers de gestes sont aussi “réflexifs” que les métiers de bureaux. Le sociologue américain R. Sennett a écrit un volumineux ouvrage : Ce que sait la main. Dans son livre, on apprend par exemple, que l’artisan ou le technicien en usine mobiliserait une intelligence basée sur l’expérimentation et la résolution de problèmes en temps réel. Tiens, tiens ! n’est-ce pas une des formes de méthodes réflexives que nous avions repérées chez un de nos clients industriels ? Trouvez-en d’autres, collectives en plus, dans cet article en deux parties !
Sennett nous apprend que la réalisation de chaque geste technique est une forme de “réflexion en action”.
Nous les formateurs, sommes plutôt à l’aise avec le langage et nous avons l’habitude de pratiquer la réflexivité sur des concepts (et nos pratiques pédagogiques), en discutant entre nous, par ex avec la méthode FAST©
Les personnes plus “techniques” possèderaient-t-elles, des capacités ou habiletés particulières, selon la théorie des intelligences multiples du psychologue américain H.Gardner ? Cette théorie ne repose pas vraiment sur des fondements scientifiques (son auteur lui-même le reconnait ). Elle permet toutefois d’illustrer que nous possédons en nous des capacités cognitives variées, qu’il est crucial de mobiliser dans certains jobs ou situations de travail :
- Capacité kinesthésique : intelligence du corps et du mouvement, par ex. chez les sportifs et danseurs professionnels mais aussi chez les chirurgiens, coiffeurs, barbiers, policiers ou encore chez les masseurs et ostéopathes, les plâtriers, etc.
- Capacité visuo-spatiale : capacité à se représenter des objets dans l’espace, par ex. chez les chaudronniers aéronautiques et chez les artisans chocolatiers, qui conçoivent et réalisent des “volumes”, et aussi chez les photographes, sculpteurs, architectes, prothésistes, dentistes, etc,
- Capacité naturaliste : adaptation à des environnements naturels et changeants, qu’on retrouve chez les agriculteurs, les pêcheurs, les marins, les guides de haute montagne, les techniciens de plateformes pétrolières off-shore, les gardes-forestiers et bucherons, les vétérinaires et apiculteurs, les lads et jockeys, etc.
“L’intérêt exclusif de l’enseignement formel pour les compétences logiques et langagières peut léser des individus doués dans d’autres intelligences.“ Howard Gardner
Quoi qu’il en soit, les travaux récents en psychologie du travail, comme ceux de Yves Clot, montrent que les “meilleurs” travailleurs manuels, ouvriers, artisans, techniciens, etc. développent assez naturellement des “stratégies réflexives” pour rendre plus efficaces leurs gestes, pour comprendre leurs erreurs et dans une certaine mesure, pour transmettre leur savoir-faire à des pairs ou à des plus jeunes. Et pour reprendre les cas des détenteurs des jobs précédents, nous les avons vu volontiers pratiquer six formes originales de réflexivité, dont nous parlons un peu plus bas…
Face aux nouvelles technologies : réflexivité indispensable !
Avec la sophistication, la digitalisation et l’automatisation de certaines tâches du travail, les travailleurs “de gestes” vont devoir encore plus constamment apprendre et s’adapter. L’intégration des outils numériques notamment (CFAO en artisanat, robots collaboratifs dans l’industrie, engins de chantier semi-autonomes dans le BTP, robots chirurgiens à l’hôpital, drones en agriculture, etc.) va imposer une approche réflexive encore plus poussée chez les travailleurs concernés. Sinon gare au “grand n’importe quoi”, si l’on confie trop son cerveau à la machine et à l’IA !
La bonne nouvelle est que libérant leur cerveau de tâches automatisées, les professionnels des métiers de gestes vont pouvoir réfléchir profondément à autre chose. Par exemple à la satisfaction du client et à sa fidélisation, pour un boucher-traiteur…
Olivier Houdé, spécialiste des neurosciences, insiste sur l’importance de l’inhibition cognitive (ou résistance cognitive) pour dépasser ses propres automatismes et développer de nouvelles compétences. Les “gestuels” sont encore plus créatifs, s’ils se mettent en “réflexivité” et s’ils résistent à leurs routines ?
Le développement de la réflexivité dans les “métiers de geste” n’est pas un luxe, mais une nécessité. Former ses futurs tuteurs et référents AFEST à ces pratiques, permet d’ancrer durablement cette metacompétence qu’est la réflexivité dans les univers concernés. Vous souhaitez mettre en place des pratiques réflexives dans votre organisation ? Contactez-nous pour en discuter et découvrir nos formations et outils adaptées aux métiers de l’artisanat et de l’industrie : formation@c-campus.fr
6 méthodes réflexives éprouvées pour les “métiers de gestes”…
Voici un panorama (non exhaustif) de 6 méthodes réflexives que nous avons vu pratiquer chez nos clients ou que nous recommandons fortement dans le cadre de formations au poste / en situation de travail, de type tutorat, compagnonnage, FEST, AFEST, etc. dans les métiers de gestes. Plusieurs d’entre-elles relèvent de rituels qui peuvent être pilotés par la maîtrise ou par l’encadrement de proximité.
Vidéo d’analyse de gestes
Filmer des apprentis en action et leur demander conjointement d’analyser leurs gestes permet une prise de conscience des erreurs et d’identifier des améliorations possibles. Avec sa variante (étudier des photos), nous l’avons vu pratiquer dans les secteurs de la propreté, la restauration ou encore chez les chauffagistes.
Carnet de bord ou journal réflexif
Un outil d’auto-évaluation où les apprenants relèvent leurs difficultés, solutions trouvées et axes de progrès. Les schémas, dessins, croquis sont aussi abondamment encouragés car favorisant en plus la mémorisation. Nous avons par exemple repéré cette méthode chez un industriel de l’aéronautique !
Mini-débriefings systématiques
Organiser 5 minutes d’échanges et de réflexion après chaque session de travail pour verbaliser les apprentissages clés et aussi notifier les difficultés ou problèmes. Nous l’avons en particulier repéré pour les métiers où il y a des “prises de quart” ou des changements d’équipes (3X8)
Shadow Learning avec restitution
Observer un collègue expert à l’œuvre (nous recommandons la méthode ADA, une des 32 astuces de notre jeu de cartes “Formateur Terrain” “) puis décrire ses choix et anticipations avant de reproduire ses gestes. Cela n’est pas sans rapport avec ce qu’on appelle l‘apprentissage vicariant et le sentiment d’efficacité personnelle, développés par A. Bandura
“Les systèmes sociaux qui entretiennent les compétences de gens, leur fournissent des ressources utiles, et laissent beaucoup de place à leur auto-direction, leur donnent plus de chances pour qu’ils concrétisent ce qu’ils veulent eux-mêmes devenir”. Albert Bandura
Retour sur erreur guidé
Transformer chaque erreur en opportunité d’apprentissage, en questionnant l’apprenant pas à pas et de manière bienveillante, sur les ajustements à apporter. C’est une méthode utilisée par exemple dans les métiers réclamant une certaine minutie, tels que l’ébénisterie, l’ajustage de précision ou encore la joaillerie.
Groupe de résolution de problèmes
L’avantage d’exercer un travail concret avec une production “physique” ou visible est de pouvoir aussi utiliser la “méthode de résolution de problèmes” – MRP (identifier le problème – se représenter la situation – rechercher les différentes causes – imaginer les solutions – choisir les solutions – planifier ou mettre en oeuvre la solution – capitaliser) pour réaliser un apprentissage réflexif à plusieurs. On se sert alors des “objets” ou des “produits” à problèmes, pour développer sa capacité à observer, analyser, décortiquer, verbaliser, modéliser, etc. et bien sûr solutionner ensemble. On peut citer comme exemple d’usage de la MRP en réflexivité : les métiers de l’aéronautique ou encore ceux de la réparation automobile ou des travaux publics. .
Quelques références bibliographiques pour aller plus loin sur ce thème.
- Howard Gardner (Les intelligences multiples) : Gardner met en fait en évidence les capacités diverses des humains.
- Donald Schön (Le praticien réflexif) : sur la façon dont les professionnels apprennent de leurs propres expériences.
- John Sweller (Théorie de la “charge cognitive”) : comment on peut optimiser l’apprentissage en situation de travail.
- Olivier Houdé (Neurosciences et apprentissage) : sur la flexibilité cognitive et la résistance cognitive
- Philippe Carré (L’apprenance et Apprendre par soi-même aujourd’hui) : sur l’efficacité pédagogique et l’auto-formation
- John Dewey : Il illustre notre façon d’apprendre à travers nos expériences. Lire notre article sur la théorie de l’enquête