Nous suivons les publications et interventions de Philippe Carré, Professeur à l’Université Paris-Ouest, depuis plus de 20 ans. Et beaucoup de ses contributions ont alimenté et alimentent toujours la réflexion et les méthodes que nous diffusons au sein de C-Campus.
C’est pourquoi, depuis qu’il avait prévenu qu’un nouvel opus sur l’apprenance allait sortir, nous étions un peu en attente. Que pouvait-il dire de plus, de différent ou de complémentaire à ce qu’il avait déjà dit en 2003 sur son premier livre sur le sujet ? Beaucoup de choses très utiles pour les professionnels de la formation ! C’est du moins le sentiment que nous avons eu en retournant la 266ème et dernière page de « Pourquoi et comment les adultes apprennent : de la formation à l’apprenance » au éditions Dunod.
Une nouvelle définition de l’apprenance
Dans son ouvrage de 2003, « l’apprenance : un nouveau rapport au savoir » définissait l’apprenance comme une attitude face à l’acte d’apprendre ou autrement dit un ensemble dedispositions à vouloir, pouvoir et savoir apprendre. L’apprenance permettait de prédire, au niveau micro (celui de l’acte lui-même d’apprentissage), comment les apprenants sont en mesure de s’engager dans leur apprentissage.
Sans remettre en cause cette définition, Philippe Carré la complète et l’enrichit au niveau meso (celui des dispositifs d’apprentissage) en définissant l’apprenance comme un modèle d’apprentissage se substituant au modèle de la formation instituée depuis la loi de 1971. Modèle de formation qui était venu lui-même remplacer le modèle « scolaro-centré » des cours du soir et des débuts de la formation professionnelle.
Et au niveau macro (celui sociétal) Philippe Carré définit l’apprenance comme un modèle de société postmoderne où apprendre deviendrait un impératif quotidien. L’apprenance qualifierait ainsi une société de l’apprentissage tout au long de la vie à la fois professionnelle et personnelle.
En tant que professionnel de la formation, c’est surtout l’introduction de la définition au niveau meso que nous retiendrons. Et l’apport de Philippe Carré est selon nous des plus pertinents. Car il est le premier, à notre connaissance, à avoir théorisé ce nouveau modèle de l’apprenance. Beaucoup d’experts, plus ou moins reconnus, en parlaient, mais peu étaient capable d’argumenter la réelle différence avec le modèle de la formation et d’expliquer comment peut être appréhender d’un point de vue théorique, mais également pratique pour les professionnels que nous sommes, une dynamique d’apprenance.
Si on se permet ici de résumer le propos de Philippe Carré (mais nous vous invitons vivement à vous procurer son livre et à en prendre connaissance directement), nous pouvons caractériser le modèle de l’apprenance comme un modèle d’organisation pédagogique où « la focale est placée sur l’apprenant » qui se trouve au cœur d’un système d’interactions tripolaires. Ces trois pôles représentant à la fois les facteurs endogènes, exogènes et énactifs interagissant entre eux dans un processus d’apprenance de la façon suivante :
- Chaque apprenant peut être caractérisé par des dispositions à apprendre qui sont le fruit de son histoire et de son parcours de développement. Sa vision de l’acte d’apprendre, son envie et son désir d’apprentissage, ses capacités à auto diriger et auto réguler ses apprentissages sont par exemples autant de facteurs endogènes à prendre en compte dans la réussite ou pas d’un apprentissage.
- Chaque apprenant va à la rencontre (de façon volontaire ou pas) de dispositifs d’apprentissages qui portent en eux des facteurs exogènes à la réussite ou pas des apprentissages. Une formation présentielle, un parcours certifiant, un cours digital diffusé par la plateforme de son entreprise ou par YouTube ne représentent pas le même environnement ou contexte d’apprentissage. Et la rencontre peut être plus ou moins favorable (rappelons-le une fois encore, si nécessaire, il n’existe pas de modalité miracle en pédagogie, mais des rencontres apprenant / dispositifs plus ou moins favorables).
- De cette rencontre née des pratiques d’apprentissage qui peuvent être :
- « Intentionnelles » : j’apprends ce que j’ai prévu d’apprendre et je suis conscient de mon apprentissage (par exemple : lorsqu’on lit un livre professionnel, on suit un cours de formation, etc.),
- « Incidentes » : je n’apprends pas forcément ce que j’avais prévu d’apprendre mais je reste conscient de mon apprentissage : apprentissages au détour d’une situation de travail délicate ou de la consultation d’ouvrages non professionnels ou de sites internet (principe de sérendipité),
- « Implicites » : je ne suis pas conscient de ce que j’apprends comme par exemple à travers des processus d’identification au modèle dans une relation alternant / tuteur.
Ces pratiques sont autant d’expériences qui peuvent renforcer ou transformer les dispositions de l’apprenant à apprendre (une pratique d’apprentissage réussie pourra renforcer le sentiment d’efficacité personnelle de l’apprenant (à l’inverse un échec peut l’amoindrir), l’acquisition de connaissances nouvelles pourra accroître les pré-acquis de l’apprenant qui lui permettront d’appréhender avec plus de facilité de nouveaux apprentissages, pratiquer l’auto direction et l’auto régulation dans un parcours de formation peut renforcer les capacités justement d’auto directivité et d’auto régulation dans l’apprentissage et développer ainsi ses capacités à apprendre.
Les trois pôles (dispositions, dispositifs, pratiques) interagissent ainsi en permanence. L’apprenance n’est donc pas une modalité de formation ou d’apprentissage, c’est un processus, une dynamique, un chemin que chacun de nous expérimente au cours de sa vie professionnelle et personnelle.
Analyser un modèle d’apprentissage à l’aune de la « théorie » de l’apprenance, c’est prendre en compte ces trois pôles et leurs relations de causalité triadique afin d’en analyser la pertinence au regard de l’économie de l’apprentissage.
Quels enseignements pour les acteurs de la formation ?
S’approprier ce modèle d’apprentissage est un enjeu essentiel pour les acteurs de la formation d’aujourd’hui, et de l’apprenance de demain. Comprendre qu’on passe d’un modèle de la formation à celui de l’apprenance, c’est comprendre qu’on ne fait pas seulement ici un peu plus de technos, là un peu plus d’expérience apprenante (“UX learning” comme nous l’explique les vendeurs de solutions), mais qu’on change réellement de paradigme et par conséquent de focale. Ce n’est plus le seul dispositif qui nous intéresse et encore moins l’effet Wahou ! de telle ou telle solution pédagogique, mais les rencontres entre les trois pôles du processus d’apprentissage :
- Rencontre des dispositions de l’apprenant avec l’environnement ou dispositif pédagogique imaginé: en quoi le dispositif répond t-il au profil de l’apprenant ? Comment l’apprenant peut-il s’adapter au dispositif et réciproquement ?
- Rencontre entre les pratiques pédagogiques et l’apprenant lui-même : comment l’apprenant peut-il tirer des enseignements de sa pratique et piloter son apprentissage ? En quoi l’expérience d’apprentissage est-elle profitable au développement des capacités d’apprenance de l’apprenant ?
- Rencontre entre le dispositif et les pratiques qu’il peut engendrer : en quoi le dispositif pédagogique est-il suffisamment ouvert pour offrir des opportunités d’apprentissage variées (on pense évidemment aux nouvelles pratiques de “co-modalité”) ? Comment le dispositif pédagogique peut-il apprendre des pratiques pédagogiques mises en œuvre et s’auto adapter ?
Ce « méta-cadre théorique » comme le désigne Philippe Carré est d’une portée dont on n’imagine pas encore toutes les conséquences positives sur nos façons de former et de penser la formation.
Une chose est sûre : nos concepts d’ingénierie de formation et d’ingénierie pédagogique prennent un sacré coup de vieux ! Issus des méthodes et outils du métier de l’ingénieur dans les années 1960 / 1970, nos modèles d’ingénierie en formation et d’ingénierie pédagogique avec leurs concepts de diagnostic préalable, de cahier des charges, de formation planifiée et évaluée deviennent obsolètes pour un modèle d’apprentissage basé sur les principes de l’apprenance. L’apprenance nécessite une « ingénierie des conditions » et non plus une « ingénierie des solutions » :
- conditions de mise en œuvre des dispositions,
- conditions physiques et/ou virtuelles d’apprentissage,
- conditions d’auto régulation des pratiques et des dispositifs,
- conditions d’expérimentation de la connaissance,
- conditions sociales de l’apprentissage, etc.
Le modèle de l’apprenance nous invite aussi à penser l’acte d’apprendre non plus comme limité dans le temps, mais comme illimité. Apprendre est un processus qui ne s’arrête jamais dès lors qu’on prend en compte les pratiques d’apprentissages non seulement intentionnelles mais également incidentes et implicites. Cela nous amène à jeter aux oubliettes le bon vieux plan de formation et à le remplacer par des processus permanents de montée en compétence (ce qui n’est pas forcément le nouveau « Plan de Developpement des Compétences » issu de la loi du 5 septembre 2018, car dans le PDC, il y a toujours une logique de « Plan » et par conséquent de planification).
Le modèle de l’apprenance, c’est encore mettre l’emphase sur l’orientation et l’évaluation davantage que sur l’acquisition de connaissances dans le processus d’apprentissage.
- L’orientation devient cruciale car l’apprenant n’est plus formé, mais il se forme. Sa « capacité agentique » enfin reconnue, implique de lui donner les moyens de faire ses choix en connaissance de cause (ce qui ne se limite pas, loin de là, à utiliser une appli pour choisir son CPF !).
- Quant à l’évaluation, elle doit être pensée comme un processus permanent d’auto régulation et non plus seulement comme un outil d’évaluation de fin de formation (il n’y a plus de fin de formation, puisque l’apprentissage est infini !). Selon le modèle de causalité triadique de l’apprenance, la prise de conscience de sa pratique est en soi source d’apprentissage pour l’apprenant.
Le modèle de l’apprenance, c’est enfin, mais cela est maintenant bien connu, une nouvelle posture pour le formateur qui doit devenir selon Philippe Carré « facilitateur d’apprentissage ».
Un livre pour tous ceux qui veulent s’engager dans une démarche d’apprenance
Le livre de Philippe Carré est fait pour tous ceux qui souhaitent comprendre ce qui se joue aujourd’hui en termes de transformation des modèles d’apprentissage.
Il n’apporte pas de recettes miracles. Le titre, « pourquoi et comment les adultes apprennent », à cet égard pourrait être trompeur pour certains. Ils n’y trouveront pas une énième loi 70 :20 :10 ou une pseudo vérité soi-disant validée par les neuro sciences.
A contrario ceux qui ont pris la peine de lire le sous-titre (de la formation à l’apprenance) s’y retrouveront beaucoup mieux. Ce livre peut les amener à repenser en profondeur ce qu’ils croyaient savoir. Pour reprendre une théorie de l’apprentissage contributive à la notion de l’apprenance, ils accommoderont leur structure de connaissances pour en construire une nouvelle. Bref, ils auront réellement appris. Et il ne leur restera plus qu’à mettre cette nouvelle connaissance à l’épreuve de leur réalité. Là, le livre de Philippe Carré ne sera pas forcément d’une aide directe, mais ils reconnaitront, s’ils tirent les enseignement de son livre, qu’il aura été une ressource déterminante dans leur processus d’apprenance en initiant leur démarche d’apprentissage !