La compétence est un être vivant. Elle a cette propriété remarquable qu’ont tous les êtres vivants de naître, se développer et mourir.
La « logique compétence » mal comprise et mal déployée a eu tendance à ne pas prendre en compte cette spécificité et à penser la compétence comme un simple objet sans vie. On a parlé de « capital compétences », comme si une personne détenait une compétence une bonne fois pour toute, comme si la compétence était un attribut attaché à la personne, pour toute sa vie professionnelle. Or, il n’en est rien.
Déconstruire ce mythe de la « compétence-attribut » ou de la « compétence-objet » et se projeter dans une vision dynamique de la compétence permet de faire évoluer en profondeur sa politique Learning & Development : investissement dans les « apprentissages profonds », priorité à l’organisation apprenante et développement d’une culture d’entreprise fondée sur l’apprenance, plutôt que la performance.
Cet article fait partie d’une série de 5 articles que nous publions cet sur le blog de C-Campus. Ils ont été publié préalablement par notre partenaire, l’agence d’information : News Tank rh management.
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Gérer les ressources humaines selon une logique de compétences jetables : une hérésie qui a la vie dure !
Dans la doxa RH-Formation, la compétence est pensée comme un attribut de la personne. Cette personne est compétente ou ne l’est pas ! Cela signifie qu’elle sait faire ou ne sait pas faire telle ou telle tâche.
Les référentiels de compétences des entreprises aussi bien que ceux des référentiels de certification (RNCP ou RS), sont ainsi devenus au fil du temps des listes à la Prévert de compétences où chacun doit cocher le plus de cases possibles pour faire preuve de son professionnalisme.
Cette vision étriquée de la compétence conduit à confondre la tâche à réaliser ici et maintenant avec la compétence elle-même, c’est-à-dire la capacité à mobiliser des ressources internes (savoir, savoir-faire, savoir-être) et externes (réseaux d’acteurs, bases de connaissances, outils intelligents déportés – dont l’IAaujourd’hui), pour réussir à traiter le champ le plus large possible de situations professionnelles, que l’on peut rencontrer en tant que professionnel du métier. Autrement dit, on réduit la compétence, qui par définition permet d’être autonome face à une diversité de situations, au fait de savoir réaliser l’activité attendue dans un contexte donné, lui-même toujours plus précis et plus étroit.
On aboutit ainsi à des caricatures de référentiel de compétences, comme par exemple, celui de « Cuisinier » qui liste une trentaine de compétences, qui ne sont rien d’autres que des tâches comme « Ranger, ordonner les produits d’entretien » ou « Mettre en place les containers différenciés » ou « Évacuer les déchets en tenant compte de leur caractéristiques ».
Quand la compétence est réduite à une tâche précise, très contextualisée, elle devient une « compétence jetable ». Dès que le contexte de sa mise en œuvre change, elle n’est plus pertinente. Et celui qui la détient risque de devenir incompétent à la moindre évolution technologique ou organisationnelle. Si demain, la mise en place des containers différenciés se fait grâce à un outil digital, le référentiel de compétences changera, et le cuisinier deviendra incompétent et il faudra à nouveau le former !
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En pensant la compétence de façon hyper contextualisée, en lien étroit avec l’organisation du travail et en la réduisant à des tâches à réaliser ici et maintenant, les politiques d’emploi et de formation dépensent énormément d’énergies et d’argent à former et reformer en permanence les collaborateurs, pour qu’ils sachent faire ce que l’organisation attend d’eux à un instant T. Malheureusement, les emplois se transformant plus vite que les formations ne sont mises en place, l’inadéquation des profils aux emplois s’accélère.
A noter : dans le cas de notre exemple de cuisinier, plutôt que d’entrer dans le détail réducteur d’une trentaine de compétences dont nos 3 exemples sont issus, il serait préférable de rester au niveau de la définition des blocs de compétences de la certification RNCP 35571 et de l’enrichir dans une double visée à la fois plus transverse et plus durable. Cela pourrait donner ainsi : “Organiser la production culinaire selon les règles d’art du métier de cuisinier en vue de réaliser des prestations conformes à la commande quel que soit le type de restauration et dans le respect des normes sanitaires ». Etant étendu que les règles d’art du métier comme les normes sanitaires par définition sont formalisées dans des référentiels qui évoluent dans le temps. Le cuisinier certifié en 2025 devra mettre à jour ses connaissances comme tout bon professionnel par de la pratique, de la réflexivité et de la veille. Enfin, comme tout professionnel compétent et donc employable, le cuisinier ne peut pas se limiter à savoir cuisiner seulement dans un fast food ou chez un étoilé. Sa certification, pour avoir de la valeur à moyen et long terme, doit prendre en compte la diversité des situations et organisations rencontrées.
Comment naissent, se développent et meurent les compétences ?
Changeons maintenant de perspective et envisageons non plus la compétence comme une tâche, mais comme une capacité globale à maîtriser de façon autonome des situations professionnelles variées.
Agir en tant que professionnel compétent nécessite alors de maîtriser des notions, des concepts, des méthodes, des postures ou attitudes qui vont permettre d’interpréter les situations que l’on rencontre dans sa vie professionnelle, de les comprendre et d’agir au mieux, en fonction de contextes qui peuvent évoluer au niveau des organisations ou des changements d’usage ou de technologies.
Plus une personne maîtrise des notions, concepts, méthodes, postures nombreux, riches, articulés entre eux, plus sa compétence sera forte, robuste. Ce qui lui permettra de s’adapter à des situations toujours plus diverses.
Si l’on reprend l’exemple de notre cuisinier, s’il a bien compris la finalité de la mise en place de la gestion des déchets et s’il connaît les différentes façons de faire en fonction des contextes et que de surcroît, il est déjà familiarisé avec les outils digitaux, il ne sera pas nécessaire de le reformer pour apprendre à « mettre en place les containers différenciés avec un outil digital ». Il développera par lui-même cette nouvelle compétence (ou plus exactement, cette nouvelle tâche à maîtriser).
On voit bien à travers cet exemple que la compétence est un objet vivant. D’une ou plusieurs « compétence(s)-mère(s) » (la gestion des déchets et l’utilisation d’outils digitaux) naît une « compétence-fille » (la mise en place des containers avec un outil digital).
Et ceci est possible car la compétence est un être vivant qui évolue, se transforme, se combine, au fil de ses rencontres avec l’activité réelle de travail.
Une compétence ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ! Le cuisinier qui ne mettra jamais en place des containers différenciés aura vite fait d’oublier ce qu’il a appris en formation. A l’inverse, être sollicité en permanence dans son contexte de travail à devoir faire face à des situations complexes de gestion des déchets lui permettra de renforcer, élargir, transformer sa compétence de « mise en place des containers différenciés ».
Penser la compétence comme un objet vivant qui naît, puis se développe quand elle est sollicitée et, inversement, se fige, voire s’étiole quand elle ne fait qu’être mise en œuvre de façon identique toujours dans le même contexte, nous invite à passer d’une représentation de la compétence jetable (la maîtrise de la tâche dans un contexte précis ici et maintenant) à une approche dynamique que l’on pourrait qualifier de « compétence durable », c’est-à-dire réutilisable, et pourrait-on dire « réparable », « évolutive », « transformable ».
Les directions L&D qui pensent la formation en termes de « compétences jetables » sont en train d’investir à perte, beaucoup d’argent dans des formations de sensibilisation à l’IA. De leur côté les pouvoirs publics qui adorent les effets d’annonce, surenchérissent en promettant des plans exemplaires de formation à l’IA. Tout ceci aura peu d’effets ! Une fois les « personnes clés » de l’entreprise formées à l’IA (en fait celles-ci ne se forment pas par des formations classiques mais développent leurs compétences par de la veille, du réseau, des pratiques de test and learn), il suffira pour 80 à 90% des emplois d’accompagner les professionnels à intégrer l’IA dans leur quotidien de travail. Grâce aux stratégies de déploiement mises en place par les « personnes clés », ces professionnels, qu’ils soient ingénieurs, techniciens, formateurs, médecins…, utiliseront l’IA dans leur quotidien. L’IA ne sera qu’un outil de plus à apprivoiser en s’adaptant, voire en transformant par la pratique quotidienne, des compétences professionnelles fondamentales. Pour les 10 à 20% restant, peut-être que leur emploi disparaîtra et qu’il faudra les reconvertir. Là, il faudra les former, mais pas forcément à l’IA ! C’est un autre sujet…
De la compétence jetable à la compétence durable : qu’est-ce que cela change en termes de politique de formation ?
Avoir une vision « durable » de la compétence et non plus « jetable », pourrait conduire les DRH et directeurs L&D des entreprises mais aussi les pouvoirs publics, à revoir leurs copies en matière d’investissements en formation.
Repenser son offre de formation : favoriser les apprentissages profonds et non plus superficiels
Si la finalité de la formation devient le développement des compétences durables et non plus jetables, il ne s’agit plus alors de proposer des formations flash, pointues, centrées sur des tâches très précises, mais de former aux fondamentaux, c’est-à-dire de permettre aux collaborateurs et demandeurs d’emploi de développer les compétence-mères, celles qui leurs permettront de développer par eux-mêmes et grâce aux situations rencontrées, les compétence-filles dont ils ont besoin. Concrètement, arrêtons les micro-formation de sensibilisation à ceci, d’appropriation de cela, d’acculturation à la dernière mode de gestion ou d’innovation technologique, privilégions des formations réelles, sérieuses et, osons le dire, longues, aux essentiels d’un métier, d’un domaine ou d’un secteur. En pédagogie on appelle cela se concentrer sur les « apprentissages profonds », c’est-à-dire sur la matrice qui permet de faire des liens conceptuels et méthodologiques d’une discipline ou sur les compétences transverses comportementales, qui permettent de s’en sortir même quand on ne maîtrise pas toutes les compétences techniques (ex. capacités réflexives, métacognitives, d’autorégulation, d’empathie et de négociation)
Se focaliser sur l’organisation du travail plus que sur la formation : la compétence se développera toute seule !
Être doté de compétence-mères solides est nécessaire mais pas suffisant. Encore faut-il, comme nous l’avons vu précédemment, pouvoir être sollicité et soutenu dans son environnement de travail, pour développer les compétence-filles nécessaires à la gestion des tâches concrètes quotidiennes.
Plutôt que d’empiler les plans de développement de compétences jetables (côté entreprise) et multiplier les financements d’offres de formations certifiantes hyper pointues (côté pouvoir publics), les politiques de formation devraient mettre l’accent non pas sur la formation mais sur les organisations de travail qui favorisent le développement des compétences durables.
Concrètement, cela veut dire que les OPCO et France Travail devraient, pour une part de leur budget, non plus financer des heures de formation, mais des prestations de conseils pour les TPE-PME, afin qu’elles puissent mettre en place des dispositifs de montée en compétences durables (voir notre article sur « la fabrique accélérée des compétences »).
Et de même pour les entreprises : les Directions L&D doivent se rapprocher des managers d’équipe et les accompagner dans la mise en œuvre de démarches « d’équipe apprenante », plutôt que d’étoffer plus que de raisons leurs catalogues de formation.
Valoriser l’apprenance et la capacité à apprendre plutôt que la performance à court terme
Si nous avons insisté précédemment sur la capacité d’une compétence à se développer par elle-même, il ne faut pas croire pour autant que cela rélève de la génération spontanée. L’organisation du travail comme nous venons de le voir, peut y être plus ou moins favorable. Et surtout, la personne elle-même, peut être plus ou moins capable d’auto-développer ses compétences en situation de travail.
Apprendre, cela s’apprend ! La première des formations que devraient proposer aussi bien les entreprises que les pouvoirs publics, est la formation « apprendre à développer ses compétences ». Bien sûr cela devrait être réalisé par l’Éducation Nationale elle-même, mais force est de constater qu’il reste encore des progrès dans ce domaine. Se lamenter et reprocher au paquebot de l’EN de ne pas assurer sa mission, n’y changera rien. Peut-être vaudrait-il mieux s’emparer du sujet et le traiter. Pourquoi ne pas imaginer un « Cléa de l’apprenance » ? Les Ateliers de Pédagogie Personnalisée ont déjà réalisé un référentiel et enregistré une certification (RS6901) très intéressante dans ce domaine. Passer à l’échelle ne devrait pas être très difficile.
Développer ses compétences en situation de travail nécessite d’être soutenu. Aujourd’hui, l’entreprise valorise la performance à court terme, assez peu la compétence. Des expériences emblématiques, telles que celle réalisée dans l’entreprise SOLLAC dans les années 1980/1990, se sont heurtées au mur des politiques néo-libérales de gestion des compétences : développement de l’emploi précaire (CDD, intérim, sous-traitance, contrats d’apprentissage), des PSE et des recrutements externes, aux dépens des promotions internes. Reconnaître et notamment rémunérer le développement des compétences davantage que la performance, serait un moyen de récompenser les efforts de ceux qui s’investissent dans leur propre développement. Au moment où le CPF s’ouvre à la co-construction, il serait bon d’y penser !
C’est aussi probablement une piste à investiguer pour faire face à la pénurie de main d’œuvre dans les métiers en tension. En tous les cas bien plus que financer des formations ciblées sur des compétences jetables !